Arcs 1800
Stations : l'année noire

Pour Jean-Marie Bernard, président du département des Hautes-Alpes, la fermeture des remontées mécaniques aura un impact pendant plusieurs années.
Pour les stations de ski, l'inimaginable est arrivé. Après avoir été contraintes de fermer leurs remontées mécaniques à Noël, elles devront rester inactives en février. Ces vacances d'hiver comptent pour plus de 40 % de leur chiffre d'affaires. D'ores et déjà, elles peuvent donc faire un trait sur les deux tiers de leur activité. Mais c'est bien le spectre de la saison blanche qui les attend. Une année complète sans qu'un télésiège ou un téléphérique transporte de skieurs. Du jamais-vu !
Les conséquences sont innombrables et durables pour la douzaine de départements français qui tirent leurs ressources de l'or blanc. Ainsi, les Hautes-Alpes comptent 140 000 habitants, 12 000 emplois directs pourvus par les sports d'hiver et 40 000 indirects. Une saison sans skieurs résonne comme une véritable catastrophe dont les effets perdureront de nombreuses années. Jean-Marie Bernard, président LR du conseil départemental, était encore abasourdi par la décision du gouvernement quand nous l'avons contacté pour recueillir son sentiment après cette douche froide.
Quelle est votre réaction à l'annonce du gouvernement d'une non-ouverture des remontées mécaniques pendant tout cet hiver ?
Jean-Marie Bernard : J'ai le sentiment d'un immense gâchis. Il n'y a pas une station dans les Hautes-Alpes où toutes les conditions ne sont pas réunies pour permettre l'ouverture des remontées mécaniques. Conditions d'enneigement et conditions humaines et sanitaires, tout y est. Tout est prêt. Je salue le courage et la persévérance de toutes celles et tous ceux qui ont permis ces conditions. Qui ont continué à travailler et à préparer le terrain envers et contre tout. Pour rien. On le sait aujourd'hui. Immense gâchis aussi parce que j'ai le sentiment qu'à force de gérer cette crise à la petite semaine le gouvernement n'a pas vu, pas su voir ou pas voulu voir les évolutions de notre société et de nos professionnels, qui sont aujourd'hui armés pour travailler en ménageant les conditions sanitaires.
La fermeture des remontées mécaniques n'était-elle pas nécessaire, selon vous ?
Non. Les professionnels de nos stations, à commencer par les saisonniers qui travaillent sur les pistes et qui font fonctionner les remontées mécaniques, nous ont apporté la démonstration – encore très récemment à Risoul, à l'occasion d'un exercice grandeur nature – qu'ils avaient mis en place des protocoles sanitaires rigoureux qui leur permettaient de travailler en toute sécurité. Ils sont allés jusqu'à prendre la température de chaque personne qui se voyait remettre un forfait de ski, à engager des patrouilleurs pour faire respecter la distanciation physique dans les files d'attente, à adopter de nouveaux gestes pour emprunter les télécabines, télésièges et pratiquer les secours sur les pistes. En complément de tous ces efforts et de toutes ces précautions, l'ouverture des remontées mécaniques n'était absolument pas incompatible avec une mesure nationale comme le couvre-feu. On peut très bien comprendre que la situation sanitaire exige de la précaution et qu'après une journée sur les pistes chacun rentre chez soi pour 18 heures et ne prenne pas de risques en lien avec la propagation du virus.
Quelles vont être les conséquences d'une année blanche dans les Hautes-Alpes ?
Cette année blanche sera en fait une année noire. La saison hivernale et les sports d'hiver génèrent entre 700 et 800 millions d'euros dans les Hautes-Alpes chaque année. Qui sont à mettre en rapport avec les 450 millions d'euros engagés par le gouvernement pour limiter les pertes… sur l'ensemble des massifs montagneux. Le compte n'y est donc pas. Et ne pourra pas y être.
On parle, pour notre petit département de montagne, de 12 000 emplois directs. Beaucoup de saisonniers sont éligibles au chômage partiel. Mais pas tous. Je pense aux saisonniers pour qui 2021 devait voir la première embauche, pour les renforts qui sont recrutés sur les périodes de vacances, pour celles et ceux qui étaient en train de créer leur propre activité ou qui venaient de le faire. Tous les acteurs économiques haut-alpins sont impactés par cette non-ouverture des remontées mécaniques. Parce que les Hautes-Alpes vivent de la montagne depuis des décennies. Des efforts de diversification des activités ont été faits. Mais ils ne sont pas à la hauteur de ce que génèrent le ski et les sports d'hiver.
La pluriactivité est-elle la clé pour assurer l'avenir de toutes ces personnes aujourd'hui au chômage ?
Les Hautes-Alpes ont la grande chance et la force de travailler été et hiver. L'été 2020 a été un bon été en matière de fréquentation touristique de notre territoire, mais ses bénéfices sont aujourd'hui réduits à néant. Les Haut-Alpins ont besoin des deux saisons pour boucler leurs fins de mois et la saison hivernale est beaucoup plus importante que ce que l'on peut penser pour notre territoire. Je me fais aujourd'hui beaucoup de soucis pour les agriculteurs haut-alpins. Ils ne vivent pas de leur activité agricole. Ce qui leur permet de tenir, c'est l'activité qu'ils développent en hiver dans les stations, aux remontées mécaniques, à l'entretien des pistes, ou en donnant des cours de ski. C'est cela qui leur permet d'avoir un peu de liquidités. Je crains que beaucoup ne soient contraints d'abandonner un mode de vie qu'ils ont choisi, d'abandonner une vallée ou un domaine agricole parce qu'ils ne pourront pas joindre les deux bouts.
Outre leur personnel, pensez-vous que certaines stations sont en danger ?
Nous ne savons pas à l'heure actuelle comment le gouvernement va indemniser les pertes d'exploitation et compenser les charges fixes des exploitants. Et ce doute ne permet pas l'optimisme. Je pense que certaines stations familiales vont être en très grande difficulté dans les mois et années à venir. En particulier les plus petites, qui avaient déjà la plus grande peine à joindre les deux bouts. De petites stations gérées par des régies municipales ou des syndicats mixtes qui vont avoir beaucoup de difficultés à se redresser. Une saison totale à l'arrêt va avoir des conséquences très lourdes sur le moral des membres du personnel saisonnier, enfermés chez eux et sans activité depuis déjà des semaines. Ainsi que sur leur confiance en l'avenir et leur envie d'aller de l'avant.
D'une manière plus générale, quel avenir envisagez-vous pour les stations haut-alpines et le ski français ?
Même si l'État indemnisait à l'euro près les pertes d'exploitation et compensait les charges fixes, nous avons énormément de questions à nous poser sur notre avenir et notre capacité à investir – qui n'est finalement rien d'autre que notre capacité à nous projeter dans le temps. Une année noire comme celle que nous sommes en train de vivre est une chose. Ses conséquences seront sensibles pendant deux, trois, quatre années, peut-être même plus. Des années au cours desquelles il sera impossible d'investir et au cours desquelles les domaines français risquent de perdre de l'attractivité vis-à-vis de leurs concurrents autrichiens, américains ou suisses. Des années au cours desquelles, si l'investissement ne se fait pas, les entreprises du bâtiment et de la construction vont pâtir de la situation. Leurs salariés aussi, etc. Il nous faut absolument rompre ce cercle vicieux le plus vite possible pour retrouver une vraie dynamique et un élan salvateur qu'il nous est difficile d'entrevoir aujourd'hui.
Les collectivités peuvent-elles apporter leur soutien aux domaines skiables et à l'investissement ?
Les collectivités ont déjà fait des efforts considérables dans cette crise. Des efforts financiers et un sens de l'initiative et du rebond hors du commun. À titre d'exemple, le département des Hautes-Alpes a engagé plus de 2,5 millions d'euros dans divers dispositifs de soutien aux entreprises (en lien étroit avec la région), dans la solidarité entre les producteurs locaux et les banques alimentaires, dont les besoins explosent, dans l'acquisition de masques pour les Haut-Alpins et de tests antigéniques, dans l'éducation pour équiper les collégiens qui n'étaient pas dotés de matériel informatique, etc.
Ces efforts consentis par les collectivités vont se poursuivre, évidemment, mais à la hauteur de leurs moyens. Parce que qui dit fermeture des remontées mécaniques et perte d'activité pendant toute une saison d'hiver dit aussi perte de ressources pour les collectivités. Pour Orcières et Risoul, qui sont de toutes petites communes mais de grandes stations, il faut trouver le juste équilibre entre les capacités des habitants à financer les infrastructures et les besoins avérés pour accueillir les vacanciers dans de bonnes conditions. À Risoul, par exemple, entre les pertes liées à la loi montagne, celles liées à la redevance de l'exploitant des remontées mécaniques, les pertes liées à l'occupation du domaine public (stationnement, terrasses, etc.) et les sollicitations locales pour diverses exonérations, la petite commune de 650 habitants va perdre un million d'euros cette année. Elle n'a aucune visibilité sur la compensation qui sera opérée par l'État. Et ce million-là ne sera pas réinvesti, c'est sûr ! Ce qui vaut pour Risoul vaut pour toutes les communes supports de stations. Il y en a 31 dans les Hautes-Alpes en incluant certaines destinations 100 % ski nordique.
Qu'attendez-vous du gouvernement aujourd'hui ?
Qu'il accélère de manière très significative la vaccination des Français. Parce que, sans cela, nous serons dans la même situation cet été. Et, si tel devait être le cas, ce ne sont plus quelques lits d'hôpitaux qu'il faudra prévoir, c'est toute la montagne qu'il faudra mettre en réanimation. Et très vite. En deuxième lieu, de donner de la visibilité et de la lisibilité aux soutiens qui seront apportés par l'État tant aux professionnels qu'aux collectivités afin de s'engager au plus vite dans de nouvelles démarches et des projets porteurs d'avenir. Enfin, d'accélérer son processus de décentralisation de l'administration française. Tout ne peut pas être décidé à Paris, comme c'est le cas à l'heure actuelle. Les territoires ont des solutions à apporter à leur propre situation. Il faut juste que l'État leur permette d'agir pour eux-mêmes.