De la naissance des premières villégiatures hivernales à l’euphorie des Trente Glorieuses, retour sur un siècle d’audaces givrées.
Les stations de montagne semblent aujourd’hui des évidences. La plupart étaient d’abord des centres de thermalisme et de climatisme (Saint-Gervais-les-Bains, Aix-les-Bains, Cauterets, Bagnères-de-Bigorre) dotés d’un accès par le chemin de fer. Elles sont devenues des destinations régulières de vacances d’hiver. Il y a deux siècles encore, l’hiver était la saison morte, celle que les paysans, contraints de vivre de longs mois durant avec leur bêtes dans des habitations insalubres, voyaient arriver avec désespoir. Personne n’imaginait qu’un jour cette période de torpeur se transformerait en richesse, qu’elle mettrait un frein à l’exode rural, relancerait l’économie locale et améliorerait les conditions de vie des populations montagnardes.
La légende raconte que c’est au Kulm, hôtel fort coquet de Saint-Moritz (Suisse), que tout a commencé. À l’automne 1864, son patron de l’époque, Johannes Badrutt, fait un pari fou : il promet à ses riches clients anglais, sur le point de rentrer chez eux, que l’hiver dans la vallée de l’Engadine sera ensoleillé, enneigé, éblouissant, loin des cafardeux brouillards anglais. Et il leur propose de leur offrir le gîte et le couvert si les éléments lui donnent tort. Joueurs, et sans doute motivés par l’attrait pour les expériences inouïes et bizarres caractéristique du romantisme ambiant, les Anglais acceptent de revenir pour les fêtes. Et c’est un Badrutt en manches courtes qui les accueille, dans un décor féerique de glace et de neige. Conquis, les Anglais resteront jusqu’au printemps. La pension Kulm a fait entrer l’hiver dans la lumière, consacrant Saint-Moritz comme l’une des premières villégiatures de la saison froide. Les sujets de la reine Victoria lui insuffleront leur goût pour le sport, y apporteront de nouvelles disciplines et en inventeront d’autres au contact des habitants. À l’hiver 1906-1907, à Saint-Moritz, 2 000 touristes s’adonnent au curling, au patinage, aux raquettes canadiennes, au bandy (l’ancêtre du hockey) et au bobsleigh.
Si l’hiver n’est plus la saison maudite, il n’est pas encore question de ski : personne ne maîtrise les finesses du maniement de ces deux planches de bois. Les pionniers se tiennent à l’écart des regards par crainte des moqueries. Mathias Zdarsky (1856-1940), le père du ski alpin moderne, s’est caché pendant deux ans pour mettre au point une gestuelle adaptée aux pentes alpines. Christoph Iselin (1869-1949), un découvreur du ski en Suisse, skiait au clair de lune pour ne pas passer pour un fou. Dans la montagne française, à la fin du XIXe siècle, une poignée de hardis montagnards, membres de sociétés d’excursion ou de clubs d’alpinisme, se mettent à déferler sur les massifs montagneux. Les gens du cru ne voient pas d’un bon œil ces amusements bourgeois, frivoles et dangereux sur cette terre qui les nourrit et qu’ils n’entendent pas partager avec des étrangers la considérant comme un simple terrain de jeux. C’est le choc des cultures.
Métamorphose. Mais plusieurs campagnes de sensibilisation, impulsées et relayées par divers acteurs (associations touristiques, clubs de sports d’hiver, armée), cherchent à renverser la vapeur. Plus question d’activité confidentielle réservée à une élite désœuvrée : les sports d’hiver sont présentés comme un outil de désenclavement, d’ouverture économique, mais aussi de lutte contre la dégénérescence physique et morale. Skier fortifie et rend moins idiot ! Après le concours de ski de Chamonix en 1908, note Yves Ballu dans Montagne (Arthaud, 2010), « les autochtones découvrent une nouvelle clientèle, bien plus nombreuse, celle que l’hôtelier suisse Badrutt avait invitée, un demi-siècle auparavant, à revenir goûter son whisky au moment de Noël ». Dès lors, la montagne change de peau. Elle n’est plus seulement un espace où les citadins viennent exercer leur force, un terrain hostile de faces rocheuses pour alpinistes aguerris : grâce au ski, qui apparaît ici et là, elle se métamorphose en territoire propice à la glisse, dont le développement exige des équipements permettant sa pratique dans des conditions optimales.
En 1929, l’architecte Henry-Jacques Le Même imagine un chalet au mont d’Arbois, à Megève, pour la princesse Angèle de Bourbon. Il présente les planches de son projet, baptisé « Un chalet dans une station de sports d’hiver en Haute-Savoie ». Celui-ci appartiendra plus tard à Nadine de Rothschild.
La résidence La Cascade, sur le site d’Arc 1600, dessinée par l’Atelier d’architecture en montagne (1967). Charlotte Perriand imagine des structures en bois faisant corps avec la montagne qui épousent les courbes du paysage.
Tout s’accélère durant l’entre-deux-guerres. Sous l’impulsion d’initiatives privées, de nombreuses communes se dotent d’hébergements, de transports, d’infrastructures d’accueil. C’est l’époque où la baronne de Rothschild quitte Saint-Moritz pour Megève afin d’y installer sa station – qui fera sa première saison en 1922, avec cinq hôtels, et que l’on dote, dès 1933, du premier téléphérique (Rochebrune), réservé aux seuls skieurs. Ailleurs naissent le Revard, Valloire, l’Alpe-d’Huez. Le ski devient alpin grâce aux compétitions de slalom et de descente introduites par l’Anglais Arnold Lunn en 1928. Assez rapidement, la recherche de champs de neige de plus en plus élevés en altitude va bouleverser la conception des stations. Sestrières, sur le versant italien des Alpes, imaginée par la famille Agnelli, est la première station créée ex nihilo, à 2 000 mètres d’altitude, en 1935. Mais rien ne laisse encore présager le boom de l’or blanc dans les années 1950.
Ère nouvelle à Courchevel. La Seconde Guerre mondiale douche les ardeurs tandis que, par le plus grand des hasards, se retrouvent dans le même camp de prisonniers Laurent Chappis (le futur urbaniste de Courchevel) et Maurice Michaud (le futur chef d’orchestre du Plan neige). Grands skieurs, les deux compères réfléchissent à l’aménagement des vallées de Saint-Bon et des Belleville (les futures Trois-Vallées, en Tarentaise), tandis qu’en 1942 le gouvernement de Vichy publie une étude d’aménagement de la région, dessinant les contours et le style esthétique de ce qui deviendra Courchevel, Méribel, les Ménuires et Val-Thorens. Entre 1935 et 1950, pas moins de 45 artisans s’affairent à construire des remonte-pentes, à imposer une nouvelle façon d’équiper l’espace et à dessiner un concept tout neuf : le domaine skiable.
La paix retrouvée, le pouvoir gaulliste triomphant insuffle une politique d’aménagement de la montagne sans précédent. Courchevel, construite en 1946, symbolise cette ère nouvelle. « C’est la première fois que des logements pensés pour les vacances hivernales ne ressemblent pas à des chalets autrichiens », relèvent Gilles Chappaz et Guillaume Desmurs dans Une histoire du ski (Glénat, 2019). Son concepteur, Laurent Chappis, défend « une architecture sans superflu », capable d’offrir soleil, panorama et nature originelle. À partir du « front de neige » (le point de convergence des pistes mais aussi de l’animation de l’ensemble de la station), tout est conçu pour le confort du skieur. Côté ski, le champion Émile Allais revient de son expérience américaine à Squaw Valley avec la certitude que les pistes doivent être tracées et entretenues. Or à l’époque, racontera-t-il, « on monte les gens au sommet de la montagne, débrouillez-vous pour descendre ». Lui pense qu’il faut faciliter la descente. Il popularise le damage, déploie des pisteurs-secouristes. Il « ouvre le ski à la masse ». Courchevel devient la référence.
Bienvenue à Polytechnique-sur-Neige. D’autres villes-stations, dévolues à la seule pratique du ski et susceptibles d’attirer les devises étrangères, se mettent à pousser comme des champignons dans le cadre du premier Plan neige (1965-1971). « Une véritable ambiance de Far West règne », écrit Guillaume Desmurs dans L’Épopée des stations de ski (Glénat, 2018). « La passion de créer et d’innover en altitude », renchérissent Philippe Revil et Raphaël Helle dans Les Pionniers de l’or blanc (Glénat, 2004). L’architecture contribue à façonner l’image de chaque station. Marcel Breuer, à Flaine, impose une structure minérale, tout en béton, au sein d’un paysage de falaises. À Avoriaz, Jacques Labro révolutionne le bâti avec des constructions pyramidales qui font corps avec la montagne, aux façades revêtues de tavaillons en cèdre rouge. L’Atelier d’architecture en montagne et Charlotte Perriand, aux Arcs, rompent avec le dogme du front de neige et recourent au bois, matériau noble. Les immeubles spectaculaires, littéralement couchés dans la pente, se confondent avec la nature. La Plagne, alors surnommée Polytechnique-sur-Neige (les premiers acheteurs, une soixantaine, sont des X), doit son identité à Michel Bezançon. Il est à l’origine, notamment, de l’immense Paquebot des neiges, à Aime 2000, situé sur un site étroit et venté qui, d’après son concepteur, exigeait une architecture massive.
Une décennie fabuleuse qui s’achèvera, à partir des années 1970, par la remise en question de ces cités des neiges, construites un peu trop vite, artificiellement exploitées par un personnel parachuté, au mépris des intérêts des habitants. Après 1975, le modèle du village pittoresque refait surface, comme à Valmorel, pastichant les stations autrichiennes. La station devient un décor ludique, capable de distiller une ambiance. Et la montagne ? Tombe-t-on encore en pâmoison devant le spectacle qu’elle nous offre ? Assurément, le romantisme n’est pas mort§
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