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Chantier Lyon-Turin : ce qu'il faut savoir pour comprendre les manifestations


Projet « inutile », « baisse de trafic », « sources taries »… Que dénonce le collectif Les Soulèvements de la Terre, qui manifeste ce week-end pour stopper le chantier ferroviaire ?


Un « projet » ? Alors que 4 000 manifestants sont attendus en Savoie ce week-end, pour protester contre la construction de la ligne ferroviaire reliant Lyon à Turin, on peut s'interroger sur le sens de l'appel : les opposants, aussi radicaux soient-ils (la préfecture anticipe la présence d'environ « 500 éléments violents »), n'ont aucune chance de bloquer l'avancée des travaux… Après des décennies de querelles et de batailles juridiques, le projet est devenu réalité, et les excavatrices tournent à plein régime.


Trente-trois kilomètres ont déjà été creusés, sur les 162 kilomètres de tunnels prévus pour l'ouvrage, et plus de 11 kilomètres du tunnel de base, celui qui reliera (sur 57,5 km) les villes de Saint-Jean-de-Maurienne en France et Suse, en Italie, sont déjà achevés. La mise en service est prévue en 2032.


Une inconnue demeure, cependant, qui nourrit les espoirs des contestataires : rien n'est encore enclenché sur les 150 kilomètres de voies d'accès côté français, qui nécessiteront de percer deux tunnels supplémentaires, dans les massifs de la Chartreuse et de Belledonne…


Que ce projet, « né de l'imaginaire mégalo et détraqué du consortium Tunnel euralpin Lyon-Turin (Telt) », « ne voit jamais la lumière au bout du tunnel », se sont juré les membres du collectif Les Soulèvements de la Terre, qui affluent par centaines, depuis vendredi, dans la vallée de la Maurienne. Appelés à la rescousse par l'association locale Vivre et agir en Maurienne, dont l'opposition s'essoufflait alors que la population locale se prononce, de manière écrasante, en faveur du projet, les anciens zadistes de Notre-Dame-des-Landes sont parvenus à réveiller de vieilles luttes – notamment celles des No Tav, ces contestataires italiens très actifs dans les années 1990, mais dont l'audience dans leur pays avait quasiment disparu.


Plus de trente ans d'opposition

La préfecture, ce week-end, a interdit la manifestation, et s'est mise en ordre de bataille. Les promoteurs du projet, eux, font le dos rond, « en attendant que fureur passe ». « Le projet entériné dans les années 1990 a été béni par différents conseils européens, il a fait l'objet d'un accord international, tous les recours en justice se sont éteints », liste le président du conseil départemental de Savoie, Hervé Gaymard. Qui martèle, à l'unisson des autorités et d'une majorité des maires de la région : « Ce tunnel est indispensable à la préservation du climat », rappelant la promesse de la France de réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre (GES) d'ici à 2030.


Alors que le transport représente 30 % des émissions actuelles, et que le fret ferroviaire est vingt fois moins polluant que le transport poids lourds, l'atteinte de l'objectif passe par un report massif de la route vers le rail, pensent à la fois la France et l'Union européenne, qui a imaginé la liaison Lyon-Turin au sein d'un vaste réseau incluant la création de neuf corridors de fret en Europe – raison pour laquelle elle financera plus de la moitié du chantier. Une vision que les opposants contestent, dénonçant « un programme de destruction massif », « écocide » et « inutile », visant à accompagner « une croissance immodérée » du trafic et des échanges de marchandises, alors même que l'urgence climatique imposerait, selon eux, de réduire, voire de cesser tout échange. Inutile, cette liaison Lyon-Turin ? Tour d'horizon des arguments.


Un projet inutile ?

Pour ses promoteurs, la ligne Lyon-Turin permettra, à terme, de désengorger les vallées alpines du trafic des poids lourds en favorisant le report modal de la route vers le rail : un million de camions seraient retirés des routes, permettant d'économiser 700 000 tonnes de CO2 par an. Un argument balayé par les opposants, qui soutiennent à l'inverse que la ligne ferroviaire existante, « sous-utilisée » aujourd'hui, permettrait une fois rénovée de remplir l'objectif, et qu'il n'est nul besoin de percer la montagne.


Le « rapport d'observation et d'analyse des flux de transports de marchandises transalpins », publié chaque année par la Commission européenne, raconte pourtant une histoire différente, et documente une augmentation indéniable, à la fois du trafic routier et du volume de marchandises transportées – une augmentation parfaitement corrélée, d'ailleurs, avec l'augmentation du PIB.


Alors qu'en 1999, 9 millions de poids lourds transitaient par les Alpes vers l'Italie, venant de France, de Suisse ou d'Autriche, et transportant 105 millions de tonnes de marchandises, ils étaient en 2019 (juste avant le ralentissement du Covid), 11,4 millions, pour 154 millions de tonnes de biens transportés.


Pour la France seule, les chiffres sont eux aussi en hausse : le nombre de poids lourds passant la frontière est passé de 2,6 millions en 1999 à près de 3 millions en 2019, transportant des volumes plus élevés. Mais dans le même temps, si le trafic ferroviaire augmentait ailleurs, il s'est effondré en France, passant de 9,4 millions de tonnes de marchandises transportées par rail en 1999 à… 3,6 millions de tonnes en 2020. La preuve, pour le collectif des Soulèvements de la Terre comme pour les élus LFI opposés au projet, qu'il suffirait d'utiliser les capacités « très largement sous-exploitées » de la ligne déjà existante entre la France et l'Italie, selon les mots de la députée Mathilde Panot.


De nouvelles règles de sécurité

Un raisonnement rapide, qui ne tient pas compte de certaines réalités… La ligne historique Dijon‑Modane traverse Saint‑Jean‑de‑Maurienne et se prolonge après Modane en direction de l'Italie par un tunnel creusé en 1871 : le tunnel du Mont-Cenis. C'est un tunnel de crête, sinueux, qui culmine à 1 300 mètres d'altitude… Et outre qu'il entraîne des coûts énergétiques importants, son tunnel monotube, sans évacuation possible, n'est plus adapté aux contraintes de sécurités actuelles.


« Des niches de sécurité ont été aménagées, mais elles ne peuvent pas apporter le même niveau de sécurité que l'exigence de galerie d'évacuation imposée par les nouvelles règles », martelait en décembre le communiste Fabien Roussel, très favorable au projet. « Malgré les travaux d'amélioration des infrastructures de la ligne historique, l'objectif initial de transporter à terme 40 millions de tonnes par le train ne pourra donc jamais être atteint », jugeait-il, d'autant plus que les responsables italiens, en charge de la sécurité du tunnel, imposent de ne faire passer aucune autre circulation lorsqu'un train de voyageurs est entré dans le tunnel. « Au maximum, on pourrait faire passer 50 à 55 trains par jour, à la fois de marchandise et de voyageurs, alors que la nouvelle ligne permettra d'en faire passer 344 », détaille Xavier Darmendrail, directeur Territoire France chez TELT, la société publique pilotant le tunnel du Lyon-Turin.


Des données que Lionel Jospin comme sa ministre de l'Environnement, l'EELV Dominique Voynet, avaient en tête quand ils ont, les premiers, approuvé le projet, et qui continuent d'obséder les défenseurs de l'environnement.


L'exemple suisse

En effet, faute d'infrastructure adéquate, le fret s'est effondré en France… Quand, ailleurs, il se développait ! Depuis 1999, le volume de marchandises transportées par rail à travers les Alpes depuis la France a dégringolé de 68 %. En 2020, seuls 7,4 % du trafic entre la France et l'Italie s'est fait par le rail, contre… 26,3 % en Autriche, et 71,8 % en Suisse !


Le résultat, probant, d'une politique très volontariste menée par la Suisse qui, en même temps qu'elle approuvait le projet Lyon-Turin, a lancé d'autres chantiers : deux autres tunnels transalpins ont été creusés, ceux du Lötschberg, d'une longueur de 34,6 km, et du Gothard (57 km), respectivement ouverts en 2007 et en 2016. « Ils ont été décidés par votation [référendum, NDLR], et financés par un impôt spécial auprès de la population », salive Hervé Gaymard, qui se lamente du manque de vision des dirigeants français. « La fonction crée l'organe, le ferroutage ne se développera pas sans infrastructures. » Aujourd'hui, la Suisse respire, et les vallées savoyardes… étouffent.


« Assécher » les Alpes ?

Apparues il y a une dizaine de mois quand une sécheresse persistante a inquiété la France, les critiques formulées par Les Soulèvements de la Terre sur un risque d'« assèchement » de la montagne, en raison des « quantités considérables d'eau » drainées par le tunnel, paraissent assez éloignées de la réalité.


Citant un rapport d'expertise commandé en 2006 par la Commission européenne, le collectif affirme qu'« entre 60 et 125 millions de m3 d'eau souterraine qui s'écoulent des montagnes devront être drainés par le projet chaque année », ce qui correspond à l'alimentation en eau « d'une ville comme Lyon, soit un million de personnes », détaille-t-il dans ses tracts. Mais le bureau d'études qui a fait ces estimations travaillait sur un tracé qui a, depuis, été abandonné… « Nous avons, depuis, creusé 30 kilomètres de galeries et réalisé des dizaines de forages et d'études supplémentaires », précise Xavier Darmendrail.


Les données ont évolué : le débit d'exhaure, c'est-à-dire les eaux infiltrées dans les ouvrages qu'il faudra drainer, est estimé à 500 litres par seconde pour l'ensemble des ouvrages, correspondant, en tout, à quelque 15 millions de m3 par an. « Et encore, ce chiffre est surévalué par mesure de prudence, car c'est en fonction de lui que nous dimensionnons nos ouvrages », explique Xavier Darmendrail. À titre de comparaison, le débit de l'Arc, cette rivière alpine s'écoulant dans la vallée de la Maurienne, atteint en moyenne, à Épierre, 50 000 L/s. « Nous allons drainer 1 % du débit moyen de la rivière qui draine la montagne. »


Des sources à sec ?

« Les opposants cherchent à effrayer la population par la désinformation, en s'appuyant depuis plus de trente ans sur les thèmes à la mode du moment », s'était agacée, cet automne, la sénatrice (LR) de la Savoie Martine Berthet. « La montagne qu'est censée traverser la LGV Lyon-Turin est truffée d'uranium et d'amiante », s'affolaient, en 2013, des opposants italiens, dénonçant le danger d'exposer des « roches radioactives ». Dix ans plus tard, Les Soulèvements de la Terre l'affirme : plusieurs sources d'eau seraient déjà taries !


Les mesures précises réalisées depuis les années 1990, et partagées avec les élus locaux, n'ont pourtant rien de particulièrement alarmant – même s'il est indéniable qu'une telle réalisation ne peut se faire sans impacts, parfois importants, et suivis au plus près à la fois par le maître d'ouvrage, et par les élus. Aujourd'hui, 170 points de mesure sont suivis autour du chantier ; seuls 9 ont été perturbés par le creusement du tunnel, soit par un tarissement (il s'agissait de points alimentant des fontaines de village ou des abreuvoirs, pas de sources d'eau potable), soit par une légère perte de débit. « Aujourd'hui, des milliers de kilomètres de tunnels routiers, ferroviaires, hydrauliques sont creusés dans les Alpes… Aucun ne les a asséchés. Penser que ces 56 kilomètres peuvent déstabiliser l'ensemble est une insulte à l'intelligence », s'agace un ingénieur travaillant sur le chantier.


Changement de modèle

Des arguments brandis pour convaincre l'opinion, mais qui habillent une opposition politique plus fondamentale, et plus légitime – illustrée par le revirement d'EELV, longtemps favorable au projet avant de lui tourner le dos, au nom d'une nouvelle ligne politique. « Ce nouveau positionnement peut se résumer ainsi : la réduction du transport routier ne dépend pas de la création de nouvelles infrastructures ferroviaires mais de la transition vers un modèle de développement moins générateur de flux de marchandises, la rénovation et l'amélioration des infrastructures ferroviaires existantes étant prioritaires pour gérer les flux restants », analyse, pour The Conversation, le maître de conférences en Sciences sociales à l'université de Grenoble Mickaël Chambru.


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Un discours décroissant radical, et assumé, qui permet d'élargir la contestation à une large mouvance anticapitaliste, du syndicat agricole La Confédération paysanne au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), en passant par LFI, ATTAC, Extinction Rébellion, Les Amis de la Terre… Pour lesquels le projet en lui-même a moins d'importance que le modèle de société qu'il induit.

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